La Chine continentale d'aujourd'hui ne manque pas de surprendre ses visiteurs. Ses références simultanées à la révolution communiste et à la modernité témoignent certes d'une société en marche, mais aussi d'une société qui cherche sa voie.
Les premières impressions fortes de cet immense pays proviennent notamment de l'imposante concentration humaine des grandes villes, de la multitude de gens se déplaçant à bicyclette, de l'animation nocturne consécutive au travail non-stop opéré par une grande partie des ouvriers qui se relaient jour et nuit dans les usines pour produire, exporter et consommer plus, du spectacle de nombreuses personnes assoupies dans la journée sur leur lieu de travail ou dans la rue et de la gestion juxtaposée — et pas véritablement opératoire — de deux monnaies (une pour les Chinois et une autre pour les étrangers). Pour l'étranger, ces impressions s'accompagnent souvent du sentiment que le pays avance dans des directions apparemment contradictoires. Un paradoxe évident de cette république populaire réside dans la référence nouvelle et grandissante à la Chine historique. En effet, à l'heure où les pays de l'Est tournent le dos au communisme, la Chine continentale, qui officiellement reste fidèle à ses principes politiques, restaure et reconstruit ses temples bouddhiques et taoïques.
Mais, il ne faut pas s'y tromper, cette reconstruction, décrétée et engagée officiellement par le pouvoir politique, n'implique pas un retour aux normes et valeurs de la tradition. La révolution culturelle n'a en effet pas seulement détruit les marques du passé despotique à travers ses édifices et ses symboles, elle a aussi — on sait par quels moyens — profondément transformé, voire évacué dans certains cas, la majeure partie des anciennes croyances, particulièrement en milieu urbain. C'est pourquoi les principaux porteurs de la tradition culturelle chinoise se trouvent aujourd'hui hors de la Chine continentale.
Dans une usine de chaussures, investie par Taiwan, de l'île de Haïnan au sud de la Chine continentale.
Il est connu que les diasporas maintiennent (et souvent figent), lorsqu'elles le peuvent, des attitudes culturelles et religieuses considérées comme essentielles au pays d'origine. Ainsi, les Chinois d'outre-mer dont les ascendants ont émigré avant la révolution communiste ou au tout début de celle-ci et aujourd'hui établis en Californie, à Singapour, à Tahiti, à la Réunion ou ailleurs pratiquent encore pour la plupart le culte des ancêtres, chez eux et au temple, comme un acte évident, essentiel et incontournable alors que cette croyance millénaire a pratiquement disparu en Chine continentale.
Les garants de la tradition n'ont pas été épargnés par les excès de la révolution communiste et les prêtres furent, comme les intellectuels, rééduqués à la campagne. Leur retour aujourd'hui dans les temples rénovés et reconstruits, parfois ailleurs que sur leur emplacement originel, est symptomatique. Il révèle une volonté de revaloriser la tradition, mais il n'engendre pas jusqu'à l'heure une réappropriation des croyances anciennes par la population. On assiste ainsi à des scènes surprenantes dans les temples restaurés sur lesquels une imposante plaque en cuivre récemment apposée devant l'entrée signale qu'ils font parti du patrimoine culturel de la Chine continentale où des prêtres entonnent leurs prières en agitant des bâtonnets d'encens au milieu de leurs congénères chinois qui, touristes parmi d'autres, visitent à présent avec un étonnement pratiquement aussi fort que celui des Occidentaux, ces lieux, depuis longtemps interdits, dont les symboles et le système de croyances qui y sont associés leur échappent désormais. Si, pendant plusieurs décennies, le gommage politique de la tradition considérée comme oppressive n'a probablement pas entamé les convictions des prêtres, il a eu des incidents irréversibles sur les générations concernées par l'effacement du passé et, par voie de conséquence, sur celles qui sont venues ensuite. En brûlant les plaquettes et les livres des ancêtres, les Gardes rouges ont annihilé les racines claniques et les repères idéologiques antérieurs. Ils ont coupé le peuple de ses références millénaires, stables par définition, le rendant de ce fait plus malléable. Seules l'autorité et l'oppression sont restées, sous d'autres formes.
En ouvrant ses portes, la Chine continentale a permis la comparaison, ce qui a favorisé l'émergence et l'expression d'une critique interne conduisant naturellement à la contestation ouverte qui eut son apogée au printemps 1989. L'ordre imposé par le régime communiste est devenu relatif tout comme les choix idéologiques du pouvoir politique. Les modèles de pensées et de vie imposées depuis la révolution communiste ont à leur tour perdu leur caractère absolu.
C'est dans ce contexte d'un univers sans ancêtres ni dieux où l'idéologie politique qui les a supplantés est elle-même en perte de vitesse que la modernité s'infiltre à grands pas dans la société chinoise. Malgré l'apparente reprise en main par le régime de la destinée du pays, reprise en main considérée à l'Ouest comme un retour en arrière, on peut prédire sans risque d'erreur qu'à plus ou moins long terme, la Chine continentale aura elle aussi définitivement tourné le dos au communisme. Il n'est que de constater l'omniprésence des modèles occidentaux dans la vie quotidienne pour comprendre que, loin des idéologies politiques, une dynamique irréversible s'est engagée de l'intérieur. Cette dynamique a une nature culturelle qui n'est pas nouvelle dans l'histoire de la Chine. La télévision, les magazines, la radio diffusent en effet à longueur de journée des publicités dans lesquelles les produits de consommation (et très souvent les acteurs sociaux qui leur sont associés) sont occidentaux. Insidieusement, les modèles culturels du monde occidental, constamment valorisés par les media, entrent en force dans les consciences. Par ailleurs, l'afflux relativement récent de touristes occidentaux, utilisant une monnaie parallèle et plus forte lors de leurs achats dans le pays, exprime à domicile un autre pouvoir économique. Cette supériorité économique associée à une liberté de déplacement engendre inévitablement une valorisation de la culture véhiculée par ces étrangers.
Il est frappant de voir combien la jeunesse chinoise aspire à l'occidentalisation, d'autant plus qu'elle vit en milieu urbain. Depuis plus de dix ans déjà, le choix de la tenue vestimentaire est libre et les modes principalement adoptées sont occidentales. La modernité occidentale est d'abord vécue par les jeunes générations, comme un ensemble de signes appropriables par bribes, selon les possibilités de chacun. C'est ainsi que l'adhésion à un nouvel ordre de valeurs peut s'exprimer par le port des Ray-Ban dont l'étiquette et la griffe sont volontairement laissées en évidence sur le verre... La consommation de signes occidentaux est chargée de symbolisme. Au-delà de la boisson qu'il constitue, le Coca-Cola dont la diffusion est massive dans le pays est associé à un mode de vie qui lui correspond. L'aspiration à l'occidentalisation est aussi révélée par la valorisation de la musique occidentale et par le nombre important de reprises et d'arrangement des grandes œuvres classiques et modernes. La diffusion grandissante des films occidentaux favorise également la référence à d'autres modes de vie. Les mariages les plus à la mode sont ceux qui véhiculent le maximum d'attributs des mariages occidentaux : robe blanche, bal, orchestre moderne, baisers prolongés sur les lèvres devant les invités, champagne, etc.
En valorisant la production technologique, le changement et l'innovation, la modernité favorise aussi l'émergence de l'individu et son aspiration au bien-être. L'adoption de traits occidentaux traduit un changement d'aspiration à défaut de statut. Cette adoption de signes extérieurs a néanmoins des implications sur les modes de pensées. C'est ainsi que les contraintes liées à l'âge minimum pour le mariage et, de fait, aux relations sexuelles sont de plus en plus pesantes pour les jeunes générations, tout comme la limitation du nombre des naissances. Comment accepter comme juste et normale l'interdiction pour un couple chinois de louer une chambre d'hôtel lorsque l'homme et la femme ne sont pas mariés alors que les modèles étrangers dans les films banalisent les relations sexuelles hors du mariage.
L'adoption de nombreux modèles culturels occidentaux était déjà engagée en Chine continentale avant la révolution communiste, mais elle ne concernait alors que la classe bourgeoise. Sa réappropriation populaire aujourd'hui semble à première vue contradictoire avec la nouvelle valorisation de la civilisation ancestrale. Mais cette apparente contradiction s'inscrit en fait dans la logique de la modernité qui, tout en se référant explicitement à la tradition, sécularise tout sur son passage. Le particularisme culturel (la tradition chinoise) est ici un facteur de distinction et de différenciation comme un autre. La rénovation des édifices du passé et la prolifération des boutiques de souvenirs qui leur sont liés, loin de traduire une résurgence culturelle, signifie que le pays entre dans l'ère de la consommation. La tradition revalorisée devient une marchandise de plus (une des plus prestigieuses pour le pays à l'heure actuelle) et est consommée comme telle.
Il s'en faut de peu pour que les signes et les symboles du communisme entrent, eux aussi, dans la catégorie des particularismes d'un passé à exposer dans les vitrines. Déjà, dans la même logique, le touriste, pas uniquement étranger, visite les temples rénovés et les salles de conférence du parti, se fait prendre ici en photo avec les habits du mandarin, là avec la tunique et la casquette étoilée du militant ou du dignitaire communiste...
Dans la Chine continentale d'aujourd'hui où les références ancestrales ont été rudement malmenées, voire balayées, et où le nombre de ceux qui croient encore à l'idéologie qui leur a succédé diminue comme une peau de chagrin, les modèles occidentaux s'infiltrent implicitement et explicitement chaque jour un peu plus. La fin progressive de l'isolement du pays engendre des adaptations culturelles à première vue paradoxales, mais ces adaptations s'inscrivent dans la logique de sa dynamique historique. L'avancée de la modernité est ici favorisée par la perte des repères anciens. Contrairement à la Chine continentale et en raison d'une histoire différente, l'Inde reste par exemple une société « avec » dieux (on sait combien omniprésents) dans laquelle la percée des modèles occidentaux est encore relativement limitée.
Est-ce à dire que la civilisation Coca-Cola a encore gagné? Que la Chine continentale n'a plus de références culturelles et idéologiques propres? Qu'elle avance aujourd'hui sans autre logique que celle d'une modernité qui lui vient de l'extérieur? Ce pays est bien trop complexe pour que les choses soient si simples. La cuisine, l'art et les interactions sociales (marquées par l'âge, le sexe et le statut, pour ne citer que ces trois exemples), sont des domaines où les modèles traditionnnels sont restés prépondérants. Si la Chine continentale n'est pas simplifiable, elle offre néanmoins l'exemple unique d'une société immense dans laquelle on a voulu brusquement changer à la fois les superstructures idéologiques et les infrastructures matérielles, d'une société qui s'est développée pendant de nombreuses années en vase clos et qui arrive aujourd'hui à un nouveau tournant de son histoire.
Un placard publicitaire d'un grand hôtel de Koueïlinn [Guilin], au nord de la province du Kouangsi [Guangxi].
La véritable particularité de la Chine continentale est dans la façon dont sa population intègre et gère, d'une façon qui lui est propre, les changements de références qu'on lui propose. Ce pays est plus que jamais réceptif à l'apport extérieur. L'étranger et ce qu'il représente ne sont plus vraiment associés au diable. Le processus d'appropriation des modèles occidentaux reprend aujourd'hui après une parenthèse communiste, même si celle-ci semble politiquement se poursuivre. Mais la modernité occidentale de cette fin de siècle n'est en fait qu'une référence de plus dont la pénétration dans la société chinoise est certes très rapide mais dont on ne sait pas encore comment elle sera intégrée à long terme. « Les gens ici sont encore innocents... », me disait, non sans un certain pessimisme, un Chinois récemment immigré en France en visite chez ses parents dans la banlieue de Changhaï. Il associait l'innocence de ses pairs à une confrontation encore minime avec les modèles étrangers. Sa nostalgie (anticipée) traduisait néanmoins déjà l'idéalisation d'un ailleurs? Lui-même, impliqué depuis cinq ans dans la vie occidentale, n'envisageait pas de retourner vivre en Chine continentale. Son aspiration légitime à une autre vie est aussi celle qui sous-tend les appropriations de signes et modèles occidentaux dans la Chine continentale d'aujourd'hui.
La Chine continentale en marche, c'est aussi la modernité en marche. Mais rappelons-nous que la tradition ne disparaît jamais tout à fait derrière l'innovation. Le nouveau se construit toujours sur l'ancien. La tradition réapparaît ainsi souvent là où on l'attend le moins. D'autres figures ont remplacé les ancêtres protecteurs et les mandarins, mais les principales formes de pensées qui leur sont liées n'ont pas véritablement disparu. La perplexité que l'étranger peut ressentir en apercevant le portrait de Mao placé en guise d'amulette (ou d'ancêtre) sur le pare-brise des voitures et des autobus pour protéger le conducteur et ses passagers disparaît quand on comprend cette vérité anthropologique des sociétés humaines : les pions sont plus faciles à changer que le principe de base du jeu.
Christian Ghasarian
docteur en anthropologie, chercheur à l'université de Californie-Berkeley (Etats-Unis).
Photographies de Chen Ping-hsun.